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Chef du Bonheur…

A en croire quelques études d’opinion et les offres de quelques cabinets conseil, le bonheur au travail serait l’aspiration de tout collaborateur (on ne dit plus travailleur) qui a compris que le bonheur n’est pas seulement dans le pré. Alors que cette notion de bonheur au travail semble depuis peu s’être installée dans le paysage professionnel, c’est à une question simple qu’il nous reste à répondre : qu’est-ce que le bonheur ? En cherchant bien dans nos souvenirs, il y a peu de chance que nous découvrions que dans la génération de nos grands-parents le bonheur au travail ait pu être une aspiration.

Jusqu’à notre époque d’hypermodernité, on travaillait surtout pour subvenir à ses besoins. Les uns et les autres pouvaient avoir un patron plus ou moins « social » ou « humain », mais l’idée même que le travail pouvait conduire au bonheur relevait de l’impensable. L’histoire montre que travail et bonheur ont longtemps été deux concepts antithétiques. Chez les Grecs, le bonheur ne s’accomplit que dans l’oisiveté (avec un sens positif qui n’a plus cours aujourd’hui !), laquelle est promue comme valeur. Le bonheur s’épanouit dans la contemplation nécessaire à la recherche de la vérité et de la vie bonne. C’est ainsi que pendant des siècles, dans les élites aristocratiques, il ne serait venu à l’idée de personne de travailler ! La langue française permet bien de le saisir, puisque le mot « travail » vient du latin « tripalium », qui est un instrument d’immobilisation et de torture utilisé pour punir les esclaves rebelles dans la Rome antique. Les premiers bouleversements dans notre conception du travail vont se produire autour du XVIIIème siècle, en particulier avec l’avènement de la modernité. Le travail n’est alors plus considéré par les élites comme une activité avilissante, et peut même se faire vecteur d’émancipation. Une émancipation possible dès lors que l’on est en situation de se soustraire à l’aliénation à la machine. Ce qui bien entendu n’était pas le cas de la grande majorité des travailleurs. Le renversement historique est qu’aujourd’hui, dans nos sociétés, l’élite est une élite travailleuse et laborieuse. Le seul fait de dire de quelqu’un « il travaille énormément » force immédiatement le respect. Exit l’oisiveté comme valeur positive, elle est maintenant un défaut. Celui qui ne travaille pas est au mieux un paresseux, au pire un parasite. Songeons à celles et ceux qui profitent du chômage alors qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du travail comme chacun sait. Celui qui travaille, en revanche, doit travailler toujours plus et toujours mieux. Nous connaissons maintenant les conséquences de cette injonction permanente au travail sans fin : le burn-out, traduisez en français « syndrome d’épuisement professionnel », alors que fait son apparition tout aussi dévastatrice : le bore-out, traduisez en français « syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui », et enfin, le dernier syndrome : le brown-out, qui touche les personnes assommées par l’absurdité quotidienne des tâches à accomplir. Face à cette situation, la réponse des décideurs économiques ne s’est pas fait attendre. Elle est présente aux Etats-Unis et se développe en Europe et dans notre hexagone : Le Chief Happiness Officer (CHO) traduisez « Directeur Général du Bonheur » ou, plus littéralement, « chef du bonheur ». La solution était là sous nos yeux : il faut mettre du bonheur au travail et c’est même en passe de devenir un « métier » ! Passons sur les salles de repos, les babyfoots et autres tables de ping-pong, les distributeurs (gratuits) de friandises dont se sont dotés quelques entreprises connues. Une question nous taraude, n’est-il pas surprenant que ceux-là mêmes qui promeuvent le bonheur au travail se gardent bien d’expliquer ce qu’il serait ? Ce qui est préoccupant est la tendance à apporter des réponses inadéquates à des questions sensibles. Ce qui est préoccupant est que le bon sens disparaisse au profit des apparences et « fun ». N’est-ce pas de sens (et de bon sens) dont les personnes au travail ont besoin ? Car si le bonheur vécu au travail est la résultante d'un travail réussi, d’une innovation ou d’une performance inattendue ; le bonheur au travail comme la condition de performance ne devient rien moins qu’une idéologie menant à la formule qu’un salarié heureux est un salarié productif. Une « évidence » qu’il serait grand temps d’interroger, de bousculer. Le bonheur au travail incarné par son « Directeur Général du Bonheur » n’est pas autre chose qu’une instrumentalisation dans un but économique. Mais j’y pense, le bonheur n’est-il pas une affaire privée ?

Éditorial de Philippe Bigot
octobre 2020