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Libres d’obéir…

Il y a quelques semaines paraissait un ouvrage d’historien. L’auteur et son éditeur l’ont intitulé « Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui ». L’auteur fût invité par les rédactions de la presse pour développer ses thèses dont la principale tient en une phase : le nazisme est la principale matrice du management moderne. Une modernité qu’il aurait découvert également déjà présente dans pratique nazie du management. Pour l’historien, les fonctionnaires du IIIe Reich avaient élaboré une conception non autoritaire du travail, fondée sur l’autonomie, la performance, la flexibilité et… le bien-être des travailleurs pour faire face aux enjeux de production auxquels l’Allemagne devait faire face. Comme chacun sait, il faisait bon vivre et travailler sous le régime nazi… Que cet historien spécialiste du IIIe Reich établisse une continuité entre nazisme et management est pour le moins surprenant ; et que ses thèses soient accueillies sans contradiction s’avère inquiétant…

L’historien et auteur de « libres d’obéir », Johann Chapoutot est professeur à la Sorbonne, spécialiste du nazisme. Il fait la démonstration que l’autorité conférée par position universitaire ne saurait le mettre à l’abri d’un point aveugle. Avec son sous-titre :« le management, du nazisme à aujourd’hui » l’auteur suggère une forme de continuité entre nazisme et management contemporain, une sorte de continuité entre Himmler et Henry Mintzberg. L’historien mène son entreprise avec quelques sophismes habiles qui s’inscrivent dans les analyses menées par l’avocat new-yorkais Mike Godwin. Celui-ci a donné son nom à une loi qui se fonde sur une idée développée par Leo Strauss et qu’il avait nommé la reductio ad Hitlerum. Il s’agit de la disqualification d’un phénomène en raison d’une similitude qui lui est prêtée avec le nazisme. Ce raisonnement employé par l’historien n’est pas seulement inexact du point de vue de la rigueur scientifique, il présente un danger. A installer l’idée d’une continuité entre nazisme et management, l’auteur nous indique que nous vivons déjà dans une version soft du nazisme. Pire, à voir du nazisme partout, on risque de ne plus le distinguer là où il est vraiment. Habile, l’auteur n’exprime jamais les liens entre management et nazisme. Mais toute son argumentation, un art de l’implicite, conduit le lecteur à le penser. Le ressort de l’auteur est là : il ne le dit pas pour mieux le laisser dire aux autres. Il développe l’idée que le camp de concentration était le lieu paradigmatique de l’objectivation de l’être humain. Autrement dit, que les nazis ôtaient dans les camps le statut d’humain à ceux qui y entraient. La thèse est connue et se trouve invariablement présente dans les situations génocidaires. L’auteur avance sa thèse dans une pratique experte de la suggestion : dans les camps, les humains sont des objets ; dans l’entreprise, ils sont des ressources (humaines) au service d’un but. Ils sont donc des moyens (objets) et non des sujets. Il ne semble pas en falloir plus pour que l’historien en déduise une parenté entre nazisme et management. Si l’auteur avait fréquenté les entreprises, il se serait rendu compte qu’elle se distingue notamment d'un camp de concentration, parce qu'on trouve à en sortir. Nous savons que les travaux forcés à Auschwitz avaient une finalité bien accessoire au regard du projet en cours là-bas. Le « projet d'entreprise » des camps de la mort se résume à une action : tuer. Considérer qu'un camp de concentration est une entreprise est là une insulte à la mémoire des victimes. Et quand bien même l’entreprise moderne produit de la violence, quand bien même certains y laissent la vie, ces entreprises ne sont pas pour autant des « camps de la mort » à considérer comme un « Treblinka », un « Auschwitz-Birkenau ». Les outrances de l’auteur-historien résonnent comme des outrages. Les errances, les erreurs et les déviances du management ne sont pas assimilables au nazisme. La cruauté et la violence de quelques managers n’en font pas les « kapo » d’un système. Du haut de sa spécialité, l’historien nous démontre qu’il est possible de beaucoup savoir et de ne rien comprendre. En espérant qu’il nous épargnera une publication sur nazisme et recherche médicale…

Éditorial de Philippe Bigot
mars 2020