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Huis clos

Nous voilà les uns et les autres confinés dans un (presque) huis clos pour quelques semaines. Du confinement au « huis clos », il n’y a qu’un petit pas à faire vers la bibliothèque et ainsi de répondre à l’invitation présidentielle faite aux français de lire des livres. L’invitation du Président mérite le détour. Or donc, on lit lorsqu’on a du temps dont on ne sait que faire, tout comme, et c’est bien connu, on va au cinéma lorsqu’il ne fait pas beau. L’invention de la culture occupationnelle est en marche…. Revenons à « Huis clos », la pièce de Sartre et sa célèbre formule prononcée par Garcin « l’enfer, c’est les autres ». Nous pouvons quand même nous demander, confrontés au confinement, si l’enfer ce n’est pas l’absence des autres…

Sartre traite avec « huis clos » de la question du rapport à autrui. Le récit se construit autour d’une action qui relate l’arrivée de trois personnages en enfer ; un enfer étrangement ressemblant au monde réel. Trois personnages, deux femmes et un homme de prime abord sans lien entre eux, cherchent à comprendre ce qui a pu les conduire là et, ce qu’est leur châtiment. Ils comprennent rapidement qu’il n’y a pas un bourreau mais découvrent que leurs histoires sont intimement liées, les uns aliénant les autres. Pour le philosophe, si enfer il y a, il est intersubjectif et si « l’enfer c’est l’autre » alors l’autre n’est pas systématiquement un enfer ! La confinement sanitaire éclaire pour chacun la question de l’autre sur fond d’une dialectique présence-absence ; le confinement pointe tout autant la question de ce qui « fait société ». La révolution néolibérale des années 80 s’est fondée notamment sur un postulat martelé en son temps par Margaret Thatcher. Elle exaltait l’individualisme qui était le socle de sa conviction : « there is no such thing as society », « il n’y a pas de société » soit une conception brutale selon laquelle seuls les droits et les intérêts des individus, séparés et autonomes fondent le contrat social. A ceci près que le lien, l’échange, le travail ou le loisir en commun dans la présence de l’autre relèvent de besoins psychologiques vitaux. Aussi la vie de couple, familiale ou encore solitaire, imposée par l’état d’urgence, a quelque chose d’artificiel, de contraint, de vide et de pénible si elle n’est pas complétée, enrichie par les relations sociales de toutes natures qui lui donnent son sens collectif. Chacun va prendre la mesure de ce qu’il a besoin de se retrouver avec d’autres pour se rassurer et s’assurer qu’il est bien membre de cette chose « qui n’existe pas », la société. Ainsi chacun va pouvoir éprouver concrètement la fausseté du théorème qui a changé le monde et oriente nos existences depuis plusieurs décennies. Revenons à la pièce « huis clos » dans laquelle Sartre soutient une position. L’angoisse que nous vivons lorsque nous sommes confrontés à un « réel » comme l’est une pandémie, par nature sans signification (même si quelques prophètes veulent faire croire que cette tragédie serait porteuse d’un sens), est ce qu’il nomme « nausée ». Pour la combattre, l’homme peut utiliser sa liberté de pensée, de choix et d’action. Pour Sartre, l’homme doit choisir et faire des choix qu’il peut assumer devant l’éternité. Huis Clos montre que contempler sa vie est une forme de torture, et, invite à faire quelque chose de sa vie au lieu de la subir. La bourse des valeurs y perd son latin depuis l’épidémie. A la hausse : les valeurs de partage, de civisme, de coopération et d’action collective. A la baisse : le « chacun pour soi », une conception de l’Etat comme étant le problème et devant se retirer peu à peu de la vie sociale, le rejet de la régulation pour donner un blanc-seing aux mécanismes du marché et sa « main invisible ». L’après COVID19 sera ce que nous saurons faire de ce qui nous est arrivé.

Éditorial de Philippe Bigot
avril 2020