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Confinement et paradoxes

Assignés à résidence depuis des semaines, nous vivons dans un paradoxe incessant de désert social et d’hyperconnectivité ; de silence, de calme et lenteur dans les rues et d’urgence absolue - parce que vitale - dans les lieux de soins et de recherche. Avec le confinement, une double peine s’impose. Sur le temps, bien sûr, chacun se demandant combien de temps il nous faudra cohabiter avec le virus. Sur l’espace, tout autant, qui se trouve alors délimité par l’enceinte des murs de nos habitats.

A y regarder de près, confinés vis-à-vis du temps nous y sommes depuis toujours et de façon irréversible. Le temps enserre nos corps dans un inéluctable mouvement, dans une prison sans porte ni fenêtre. Le temps aliène nos corps aussi sûrement que soixante secondes d’ennui ou de passion confinées ou non, forment inexorablement une minute. Ce mouvement se répète. Il en va autrement de notre perception du temps qui, avec quelques semaines de confinement s’en trouve bousculée. Ce qui fait « différence » dans nos quotidiens maintenant gommé par un confinement prolongé, ne permet plus de distinguer réellement les jours. Ils donnent la sensation de se ressembler, de se prolonger. Les heures, les minutes manquent de rythme, nos montres deviennent molles. Ironie de l’histoire et paradoxe en or, le fait d’avoir le temps nous fait perdre la notion même de temps ! Si « avoir » le temps a pu être exaltant les premiers jours d’un confinement qui s’annonçait long, très vite et sous des formes diverses la question est venue s’imposer : qu’« a »-t-on lorsqu’on « a » le temps ? Quel est donc cet « avoir » ? Et le réel de se rappeler à nous : le temps on ne l’« a » pas, c’est lui qui nous « a »... . Face au temps, nous ne pouvons qu’accepter qu’il s’impose inexorablement à nous, accepter que nous habitions physiquement l’instant présent, et, que nous ne pouvons pas en sortir, sauf en partie, par le recours à notre imagination et notre mémoire. La situation que nous vivons est extraordinaire en ceci : à la condamnation à perpétuité à une aliénation au temps - inhérente à notre condition humaine, s’ajoute l’assujettissement à l’espace. Or l’espace est le lieu de notre liberté. Pouvoir nous déplacer librement, passer d’un espace à un autre ; d’un espace professionnel à un espace familial, social, amical, d’étude, politique… est ce qui fonde notre liberté. Autre ironie de l’histoire et paradoxe en or, à être ainsi assignés à domicile nous ne savons plus où nous habitons ! L’espace et le temps sont unis, pour le meilleur et pour le pire. Le temps prend sa dimension dans l’espace dès lors que l’on peut s’y déplacer, physiquement et psychiquement. A défaut, la tyrannie tricote alors nos existences, une maille à l’envers, une maille à l’endroit. Albert Camus dans un texte – « Exhortation aux médecins de la peste » - préfigurant son célèbre roman - parlait à propos de la peste de son « étrange tyrannie ». Ce virus tue et nous prive d’une de nos libertés fondamentales. Il nous enserre physiquement et nous exclue du lien, c’est-à-dire d’une présence de l’autre en nous livrant aux outils de la technologie pour maintenir nos échanges. Ce virus est la résultante de l’activité humaine et des dégâts écologiques que celle-ci imprime sur notre planète. Le fait est scientifiquement avéré. Prisonnier d’un temps présent qui s’éternise entre nos murs, il est rassurant de nous dire « plus jamais ça », de déclamer que l’après ne sera pas comme avant, que le changement de nos modes de vie est maintenant possible puisqu’il s’est imposé par effraction dans nos existences. Nos bonnes intentions pourraient bien vite se fracasser sur les mécanismes d’amnésie collective que décrivent les historiens - pensons en particulier aux travaux de Patrick Boucheron. Ces mécanismes suivent les grands épisodes traumatiques de l’histoire au rang desquelles, les épidémies tiennent une bonne place. La tentation de l’effacement et de faire passer l’épidémie vers un passé révolu par le truchement d’un retour au « comme avant » est là. Le discours économique saura lui donner toute la rationalité nécessaire. Au fond, nous n’avions nullement besoin de la pandémie pour savoir l’impasse environnementale dans laquelle l’humanité se trouvait ; nous n’avions pas besoin de cet événement meurtrier pour que soient prises et mises en œuvre les décisions politiques, économiques et sociales nécessaires pour faire que notre planète reste habitable par nos enfants. Nous savions, nous savons. A croire que c’est notre passivité que le COVID-19 met en lumière… Le monde de l’avant COVID ne laissait de place qu’a l’instantanéité, à l’actualité qui en chasse une autre, à l’écume plutôt qu’aux mouvements de fond. La réforme était devenue le signifiant que les gouvernements successifs ont psalmodié pendant plus de trente ans avec les résultats que l’on sait. L’hôpital vit cela maintenant comme tragédie. Nous sommes pris dans une dichotomie. Nous sentons bien cette force qui nous incite à réinvestir l’idée de futur, l’idée d’un futur, et, que dans le même temps, il nous faut vivre hic et nunc sans attendre que la promesse du futur soit tranchée. Celle-ci demande du temps, du débat, de l’engagement, du rapport de force. Ce que cristallise le surgissement du virus, c’est combien le monde de demain était à l’abandon au profit de l’immédiateté, à quel point le monde de demain était un « no man’s land » intellectuel et politique laissant le champ libre aux illusionnistes et populistes gavés à la post-vérité. Vivre en société implique d’accorder collectivement à l’avenir un statut, de le penser et de le représenter ; de l’investir de projets, de défis et d’en faire une promesse pour les générations d’après. Sur cette béance du monde d’avant, le virus lève crûment le voile. Fabriquer de l’avenir suppose de construire un récit collectif qui permet de vivre ensemble et de traverser les épreuves. Aucune période de l’histoire en aura été exemptée. Débattre du projet collectif donne forme à l’idée que l’avenir constitue une réalité qui n’est pas complétement déterminée et laisse ainsi ouvert un espace pour l’invention et la volonté.

Éditorial de Philippe Bigot
mai 2020