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Un déconfinement peut en cacher un autre…

Qu’est-ce qui se déconfine lorsque nous déconfinons ? Voici une question qui me trotte dans la tête depuis plusieurs semaines, et, que quelques discours entendus ici ou là, ne font qu’amplifier. Quoi de plus saisissant que d’entendre le recyclage des idées d’avant pour répondre aux défis posés aujourd’hui par une crise totalement inédite. Le monde d’après peut-il seulement se penser avec les paradigmes du monde d’avant ? Poser ainsi la question, c’est déjà y répondre…

Sur le terrain politique, le monde d’après est jumelé au monde d’avant. Les dogmes qui tiennent lieu d’idées sont réactivés. A droite de l’échiquier, des responsables proposent la suppression des 35 heures, l’ouverture des magasins le dimanche, le déplafonnement des heures supplémentaires non fiscalisées. Un peu plus à droite encore, le monde d’après serait celui de la fermeture des frontières et d’un arrêt des flux migratoires pour stopper les virus. A la gauche de l’échiquier, les propositions sont tout autant novatrices et à la mesure du temps présent : planification de l’économie et planification de la production. Une idée si originale qu’elle érige Lénine en Nostradamus du XXe siècle. D’autres, toujours à la gauche plaident pour « l’Europe fédérale ». Quelques archivistes avisés sont allés ressortir illico les interviews de Jacques Delors et, nous avons pu les revoir ces images tourner en boucle durant quelques jours. Cette situation de crise, sidérante, nous a entrainé sur les chemins d’un questionnement sur nos vies et nos modes de vie ; elle ouvre aussi un boulevard à ce que la psychologie cognitive appelle le « biais de confirmation ». Ce biais n’est autre que la tendance à utiliser ce qui arrive pour renforcer sa vision du monde. Là où, avec la crise sanitaire présente et économique à venir nous pouvions nous attendre à des réflexions, nous ne trouvons en réalité que des réflexes. Trouver le moyen de confirmer ce que l’on pense déjà, indépendamment des événements eux-mêmes, a peu de chance de nous emmener vers des lendemains qui chantent. Le pire étant de pas même se rendre compte, que les formules de nouveau ânonnées en réponse à la crise, sont aussi celles qui participèrent à la crise elle-même. La pandémie nous rappelant avec force et violence l’évidence que quelques 7,7 milliards d’humains vivent ensemble sur cette planète et se doivent de la partager et de la préserver. La décision de confiner les personnes fut un choix éthique donnant corps à l’impératif kantien de considérer autrui comme une fin et non comme un moyen. La santé, la vie, les personnes sont passées avant l’économie, il n’y a aucun précédent dans l’histoire. Quelque chose s’est donc passé. Le présent exige maintenant d’innover et non de ressasser. Si l’activité de demain est pensée avec les catégories d’hier : PIB, croissance, rationalité gestionnaire, finance sans entrave, captation et stockage des ressources… alors ce monde nouveau a peu de chance de se distinguer de celui d’hier. Finalement, je me demande si le vrai déconfinement n’est pas le déconfinement des formes de pensée. Je me demande si le déconfinement n’est pas une opportunité de nous doter des moyens de penser selon d’autres paradigmes, de s’en remettre à de nouvelles catégories de pensée. Je pense ici aux travaux développés, chacun à leur façon, par Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze et Michel Foucault. Ils nous ont laissé un héritage non conformiste et non prescriptif de ce qu’il faut penser et faire. Ils nous ont légué des « outils » pour penser le monde. De ces outils qui d’ailleurs ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas…. Le déconfinement c’est la liberté de mouvement, de déplacement. Soit, mais pas seulement de nos corps. Déconfiner nos modes de pensée est un défi au quotidien qui engage chacun.

Éditorial de Philippe Bigot
juin 2020