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Faut-il mériter le mérite ?

Qu’est-ce donc cette notion de mérite et d’où vient-elle ? Celle qui a fait dire à Steve Jobs : « Je suis convaincu que la moitié de ce qui sépare les entrepreneurs qui réussissent de ceux qui échouent est la pure persévérance » ou encore un certain Emmanuel M à dire lors de l’inauguration de la Station F : « Une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». Le mérite serait-il alors pour l’essentiel la marque de la seule volonté ? L’effort et le dépassement seraient alors ce qui permet de réussir là où, ceux qui échouent ne se sont tout simplement pas donnés tous les moyens pour réussir ?

Les exemples dans le panthéon des héros contemporains ne manquent pas. Ils s’appellent Henry Ford, Walt Disney ou encore Elon Musk… Ils sont partis de rien et ont connu une ascension fulgurante. Cette vision du monde correspond au triomphe de « l’éthique du capitalisme » qui, à la manière d’une compétition sportive, discrimine la société entre les « gagnants » et les « perdants », estimant que les uns et les autres méritent la place qu’ils ont et, ont la place qu’ils méritent… Bien sûr, la croyance au mérite peut apparaître comme utile et juste, parce qu’elle donne aux individus l’espoir que tout est possible et qu’elle leur permet d’agir en faisant abstraction de leurs origines sociales, ethniques et religieuses. Mais cette croyance ne peut recouvrir la réalité : les chances de réussite ne sont pas identiques et les seuls effets de la volonté ne vont sûrement pas suffire à les rendre égales. Au fond, de quelle réussite ne cesse-t-on de parler ? D’une vie réussie ? Alors la question n’est pas très nouvelle. Aristote distinguait au moins trois genres de vies selon les buts recherchés : la vie tournée vers la simple recherche du plaisir, celle tournée vers la vie politique souvent plus motivée par l’ambition du pouvoir que par l’intérêt général et, enfin, la vie contemplative, le meilleur genre de vie selon Aristote, et de toutes les vies, la plus réussie, parce qu’elle ne dépend que de moi et non pas d’éléments qui me sont extérieurs. Le philosophe nous amène à repérer quelque chose d’essentiel et qui n’est pas sans rapport avec le mérite abordé sous l’angle d’une volonté de fer sur-vitaminée à la testostérone : il y a des choses qui dépendent de nous et des choses qui ne dépendent pas de nous. En glorifiant la réussite de ceux qui se félicitent de ne devoir rien à personne on ne fait que cliver un peu plus la société. N’y aurait-il pas là un mérite particulier, celui de trouver le moyen d’agir sur et avec ce qui dépend de nous ?

Éditorial de Philippe Bigot
avril 2019