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Langage : tirez la langue…

La modernité est aussi une affaire de langage. Le « corporate » a son langage qu’il vaut mieux utiliser au bon moment pour démontrer que vous êtes dans le « mouv ». Mieux, ce langage-là se transporte aussi dans nos sphères familiales, amicales. Mais qu’est-ce que véhiculent vraiment ces mots, le plus souvent des anglicismes ? Faisons-nous véritablement un bond en avant dans l’ordre de la langue avec cette novlangue moderniste ?

A parler comme dans l’entreprise, comme une entreprise on pourrait bien finir par se prendre pour une entreprise ! Et c’est bien là que le bât blesse, le langage est performatif. Nombreux parmi nous vont « checker » pour charger le coffre de la voiture, là ou d’autres « actent » que les courses n’ont pas été faites… Et que dire de la « gestionnite » aigüe. Nous voilà maintenant opérationnels pour gérer les enfants, les week-end, les vacances, les soirées, les émotions… Alors l’idée de bien « fonctionner » s’est imposée. Et voilà que certains fonctionnent (et oui un individu ça fonctionne comme on peut le dire d’un objet) en « mode projet », bref, ils animent, donnent du sens, délèguent, sollicitent du « reporting » et du « feed-back » et cela 365 jours par an ! Petit florilège du « business language » : ne dites plus transmettre mais « cascader », les managers « cascadent » les informations vers les équipes tout comme on « cascade » un mail. Ne dites plus écart, mieux vaut parler de « différentiel », il y a donc de gros « différentiels » entre ce que disent et font les gens. Vous ne supposez plus, vous « intuitez », vous ne cherchez plus, vous « investiguez » la maison pour retrouver vos clés. Terminé la planification, il s’agit maintenant de « timer » : « timer » sa journée, « timer » ses activités… Pourquoi attendre que l’autre soit actif alors qu’on peut lui demander d’être « proactif » ? Evidemment ça change tout… Et en cas de surcharge mieux vaut aujourd’hui dire « embolisé » : ce surcroit d’activité risque « d’emboliser » le service. Voilà qui change tout non ? Le langage invitant la métaphore biologique ou médical fait toujours plus forte impression, il suffit d’écouter, quelques-uns en sont accros. Et voilà que quelques valeurs (énoncées) forment rien moins que l’ADN d’une entreprise ; lorsque ce n’est pas un ministre qui jadis, désigna les chômeurs avec le terme de métastases. Plus question de lancer une action, vous « l’initialisez », aux oubliettes l’idée de diriger, maintenant vous « pilotez » et puis, terminé les comparaisons, maintenant vous « benchmarkez », vous n’avez plus à exclure, vous « blacklistez »… et la liste s’allonge ! Cette novlangue trouve à s’épanouir dans tous les domaines et secteurs, extrait : « l’implémentation du projet suppose de capitaliser sur un sourcing qualitatif pour tenir la deadline ». Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé… Il y a fort à craindre que cette novlangue aux apparences inoffensives ne fasse que masquer une réalité, celle d’un vide. Cette langue ne semble pas être faite pour communiquer mais pour construire l’illusion que des choses particulières, importantes, efficaces… se déroulent. Alors que les juristes, les médecins… cherchent dans leur champ, la précision des mots pour élaborer leurs concepts on peut se demander après quoi court ce langage « corporate » si ce n’est à recouvrir son insignifiance ?

Éditorial de Philippe Bigot
juillet 2021