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Ultracrépidarianisme

Voici un terme bien difficile à prononcer autant qu’à mémoriser. Pourtant ce qu’il désigne semble s’être solidement installé dans le paysage. L’actualité sanitaire depuis deux ans et les réseaux sociaux ont manifestement fait éclore un phénomène, un comportement qui n’a pourtant rien de bien nouveau. Le changement réside bien plus dans l’ampleur du phénomène. Ce mot compliqué, « ultracrépidarianisme », désigne l’action de parler, de donner un avis sur des sujets pour lesquels nous n’avons pas de compétences. Qui ne s’est jamais retrouvé en situation de donner son avis sur un sujet dont il ignore à peu près tout. Que celui-là jette donc la première pierre ! La nouveauté, c’est le bon en avant que les réseaux sociaux permettent transformant celles et ceux qui s’y autorisent à devenir des spécialistes sur tout et par là surtout des spécialistes…

Très typique de ce phénomène que la pandémie aura encouragé sont les messages sur les réseaux sociaux de personnes qui les commençaient par « je ne suis pas médecin mais… » et se poursuivaient pas une série d’affirmation qui se voulaient appartenir au registre des savoirs. Dans la phrase, le « mais » faisant alors fonction de voiture balai de l’ultracrépidarianisme. Un mot qui provient d’une locution latine « Sutor ne supra crepidam », qui signifie « Cordonnier, pas plus haut que la sandale ! » et se traduisant par un « limite-toi à parler de ce que tu connais vraiment ». Le terreau de l’ultracrépidarianisme n’est autre que l’ignorance. Cette ignorance qui en chacun forme le fond de tout projet de savoir. Mais ici l’ignorance ne se transformant pas (ou plus) en quête, la « pulsion de savoir » est alors convertie en un travestissement qui cherche à faire passer des affirmations individuelles en des savoirs acquis auprès de « sources fiables et autorisées ». Un comportement qui avait déjà été repéré par Charles DARWIN pour qui « l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance ». Un constat qui saisit la nature même de l’ultracrépidarianisme ! L’excès de confiance et la force de l’affirmation étant alors proportionnelles à l’ignorance dans laquelle se tient celui qui parle. Un phénomène qui serait comique à l’échelle individuelle mais peut prendre des allures catastrophiques lorsqu’il prend une dimension collective. L’enjeu devient alors crucial puisqu’il met à l’épreuve rien moins que le statut du savoir. L’ultracrépidarianisme n’est autre chose qu’un tour de prestidigitation sur le savoir donnant l’illusion d’une (toute) puissance que « savoir » pourrait procurer. Dans son Faust, Goethe ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « tout savoir est un pouvoir ». Un des remèdes à l’ultracrépidarianisme semble donc bien être la confiance en l’autre, la confiance dans ce que les autres savent et dont j’ignore tout ou presque, la confiance en un autre que moi-même…. Un programme commun pour 2022 ?

Éditorial de Philippe Bigot
janvier 2022