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De l’ignorance et du savoir…

Qui n’a pas fait l’expérience d’une commande de livre faite sur le net ? Tellement simple, il suffit d’entrer le titre de l’ouvrage pour le recevoir quelques jours plus tard. Et dans le même temps des suggestions apparaissent lors de nos navigations suivantes : vous avez acheté ceci alors vous aimerez cela. La magie des algorithmes qui modélisent nos comportements et nos goûts opère ! Mais alors que devient le plaisir de trouver ce que l’on ne cherchait pas ? Les tenants de l’algorithme trouveront à argumenter que de liens en liens nous découvrons des lieux inconnus, mieux encore, que des recommandations auxquelles on ne s’attendait pas peuvent nous être proposées. Face à cette logique, il nous reste la voie de la radicalité…

La radicalité serait d’affirmer que l’on ne sait pas que l’on ne sait pas. Soit une vraie position d’ignorance face à la prévisibilité, les réseaux et la modélisation. Trouver ce que l’on ne cherchait pas serait ainsi la voie de l’ouverture, de la découverte et pour le dire savamment, de la sérendipité. Il est bien entendu que l’on sait que l’on ne sait pas tout… et pourtant, la proposition ici va plus loin puisqu’il ne s’agit pas de reprendre la célèbre formule de Socrate : « je sais que je ne sais rien ». Il s’agit d’affirmer : je ne sais pas que je ne sais pas. Le paradoxe n’est pas bien loin. Illustrons avec le livre. Ainsi, je ne sais pas que je peux lire tel ou tel livre car je ne sais pas que tel ou tel livre existe. Je ne connais pas plus l’existence de leurs auteurs. Je peux dire que je sais que je n’ai pas lu Proust parce que je connais l’existence de Proust et de son œuvre, mais que dire de tous ces auteurs et par là, de tous ces livres dont j’ignore l’existence ? Et plus largement, que puis-je dire de toutes ces choses que je ne sais pas alors même que je ne sais pas qu’elles existent ? La question devient épineuse, formulons-là ainsi : comment faire pour cultiver son ignorance et trouver ce qu’on ne cherchait pas ? Le propos ici ne consiste pas à défendre l’ignorance en tant que telle et de l’ériger en vertu ; pas plus que ce propos serait une invitation à s’y complaire. Car s’il devait s’agir de se vautrer dans l’ignorance ce serait pour avoir le plaisir d’en être extrait. L’ignorance forme le fond de tout projet de savoir, elle est à l’origine d’une pulsion de savoir qui peut ouvrir au plaisir d’apprendre, de découvrir, d’être surpris. Il s’agit donc de s’y complaire pour avoir le plaisir d’en être éjecté ! Plus que cultiver l’ignorance pour elle-même, il s’agit de cultiver une attitude d’ignorance qui nous rend disponible à l’inconnu…. De cet inconnu qui fait rêver alors même qu’il nous échappe. A l’image de cette expérience que produit en nous un livre qu’on feuillette en librairie, nous l’ouvrons et tombons sur une phrase qui nous interpelle, éveille notre curiosité, entraîne un écho. N’est-ce pas là ce qui se passe avec toute chose que l’on apprend ? Ne pas savoir que l’on ne sait pas est peut-être une idée évidente et banale, mais pas si simple à reconnaître et à accepter.

Éditorial de Philippe Bigot
mai 2022