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Madame Tang Yu

La Chine n’est pas réputée pour son engagement sur la cause féministe et, en particulier, l’égalité entre femmes et hommes. Aucune donnée statistique ne semble accessible et, peut-être même existante, sur ce sujet dans l’Empire du Milieu. C’est donc à un big-bang auquel le monde assiste avec la nomination, il y a quelques semaines d’une femme, Madame Tang Yu à la tête d’une entreprise d’importance. Elle va ainsi présider au devenir de la principale filiale de la société, Fujian NetDragon Websoft, laquelle est spécialisée dans le « métavers ». Un enjeu majeur du numérique pour les années qui viennent et pour lequel chinois et américains semblent engagés dans une compétition effrénée.

Bien sûr Madame Tang Yu n’est pas arrivée par hasard à cette place, elle a su démontrer son engagement, sa compétence autant que sa loyauté durant plusieurs années dans la fonction de « numéro 2 » dans l’entreprise. Nous l’imaginons sous l’autorité d’un PDG qui aura su la préparer à exercer cette fonction. Car le défi est de taille pour Madame Tang Yu. Il lui faudra faire face dans un environnement aux enjeux stratégiques et mondiaux, maintenir la position de l’entreprise et aura à gérer dix milliards de dollars chaque année, manager une entreprise de plusieurs milliers d’employés dont l’effectif, pour l’essentiel, se compose d’ingénieurs avec fort peu de femmes dans les rangs. Sans oublier de rendre compte sans jamais déplaire au Parti qui a la main sur tout en Chine, et plus encore dès lors qu’il s’agit d’un terrain d’affrontement avec les Américains. Et c’est bien le cas avec le « métavers ». Pour ce que l’on peut en savoir, Madame Tang Yu a reçu une feuille de route avec des orientations précises : rationaliser toujours les flux de processus, améliorer la qualité des tâches de travail et la vitesse d'exécution. Bref, elle est dédiée à la performance de l’entreprise. Madame Tang Yu semble prête à faire ce qu’il faut, la réussite de sa mission est sa priorité absolue. Elle travaillera beaucoup, sans cesse et renoncera aux vacances et au bon temps pour atteindre ses buts et ceux qui lui sont assignés. Pour autant, la question reste ouverte et même tenaille les esprits désireux d’aller au fond des choses. Pourquoi donc Madame Tang Yu a-t-elle été promue à ce poste ? Ses compétences ? sans doute. Sa dévotion à sa mission et au Parti ? sans doute. Un acte politique du Parti pour soutenir la cause des femmes ? improbable. Si les femmes étaient absentes lors de la création du Parti communiste chinois, leur représentation reste non seulement marginale mais surtout cantonnée aux rôles et fonctions de figuration. Alors pourquoi Madame Tang Yu ? Pour une raison qui tient en deux lettres : IA. L’intelligence Artificielle. Car Madame Tang Yu est un robot humanoïde ! Elle est le premier robot dont les algorithmes qui lui servent de circuits neuronaux vont piloter les destinées de l’entreprise et de ses milliers d’employés. Alors Madame Tang Yu va pouvoir travailler 24h/24h, ne prendre aucune vacance, ne revendiquer aucun salaire… Nous imaginons bien qu’elle n’est pas seule aux commandes de l’entreprise puisqu’elle est programmée par des humains qui ne vont cesser de développer son programme. D’ailleurs, l’histoire ne dit pas si ce sont des femmes qui font les programmes. Il est permis d’en douter. Quelques expériences sectorielles de l’IA dans la direction, la gestion et la prise de décision en entreprise avaient été menées. Facebook avait procédé à des licenciements (en grand nombre) par l’intermédiaire d’un programme d’algorithme. Amazon a pisté ses employés pas suffisamment productifs grâce à l’IA jusqu’au déclenchement de la lettre de licenciement. Le tout sans intervention humaine. L’argument revient inlassablement pour justifier ce type d’usage de l’IA. La rationalité. En effet, Madame Tang Yu étant dépourvu de sentiments malgré les efforts faits pour lui donner apparence humaine, elle saura prendre les seules décisions qui vaillent : celles qui sont rationnelles ; et au service du business ce qui n’est pas dit dans l’argument mais qu’il faut déduire. Évacuer la subjectivité humaine, prochaine étape d’une idéologie économique prêt à tout saccager pour « un toujours plus » d’argent ?

Éditorial de Philippe Bigot
octobre 2022