Lettre d'information

Les archives de la newsletter de Convergence

La chute, le refoulé et son retour…

Représentons-nous le dispositif. Une grande banque, la BNP, organise son séminaire annuel avec les managers « monde » de sa banque d’investissement (ça se dit Forex dans la novlangue BNP). Ils sont dans un grand hôtel à Amsterdam. Les résultats ne sont pas bons, autre façon de dire que les objectifs surréalistes fixés ne sont pas atteints. Il faut donc lancer un appel à la mobilisation générale. Et on ne manque pas d’imagination dans la branche investissement de la banque. Le séminaire bat son plein, le top départ est donné, la vidéo est lancée. Apparait alors à l’écran une scène du film « la Chute »…

« La Chute », c’est ce film qui met en scène les derniers jours d’Adolphe Hitler, retranché dans son bunker. Le Reich est à l’agonie tout autant que ses armées. L’extrait qui est présenté dans le séminaire est détourné, des sous-titres y sont ajoutés. Dans le passage projeté, l’un des généraux arborant ostensiblement sa croix gammée est assimilé à l’un des principaux responsables de la Deutsche Bank, le concurrent Allemand. Alors que dans le film ce général expose l’avancée irrépressible des alliés, les sous titres ajoutés dans la vidéo lui font dire que la BNP gagne des parts de marchés… Et ce que tout le monde comprend alors c’est que si un cadre dirigeant est associé à un général nazi, le patron N°1 de la Deutsche Bank est de fait assimilé à Hitler… l’implicite se fait évidence. Alors que nombre de managers ont beaucoup ri après la projection, quelques autres ont été sidérés. Réaction très caractéristique face à un événement qui vient percuter de front tant les valeurs que la morale. Le séminaire s’est poursuivi et les responsables, sûrs de leur bon coup humoristique, ont même lancé une deuxième projection. Enflammer l’imaginaire guerrier dans un séminaire commercial est une banalité ordinaire. Du reste une grande quantité de termes employés en entreprise viennent directement du champ lexical militaire. Ce qui est stupéfiant dans le cas de cette vidéo, c’est la disparition de tout repère, de tout bornage. Tout devient possible y compris la comparaison de ses concurrents Allemands avec les plus hauts dignitaires nazis. Le point de vue moral invite évidemment à une grande quantité de questions. Mais il est un autre point de vue à interroger : l’histoire d’un refoulé et de son retour. Il est tout à fait probable que ces managers aux repères mal assurés étaient dans l’oubli voire l’ignorance de l’histoire de leur entreprise durant la guerre avec laquelle ils font de l’humour. Et pour reprendre la formule de Lacan « ce qu’on oublie ne nous oublie pas ». La Deutsche Bank autant que la BNP ont un passif lié à la seconde guerre mondiale. La BNP est née en 1966 de l’alliance entre le Comptoir National d’Escompte de Paris et la Banque pour le Commerce et l’Industrie. L’une et l’autre de ces organisations ayant amplement collaboré avec le gouvernement de Vichy. Quant à la Deutsche Bank, elle a reconnu ses liens avec les nazis. Elle a même publié cette partie compromettante de son histoire faisant ainsi son travail de mémoire, de mise en mot, de symbolisation. Or, un savoir non intégré, non symbolisé trouve toujours le moyen de se frayer un chemin pour se dire. Cette vidéo projetée dans un séminaire pour managers de la finance internationale prend alors toutes les apparences du refoulé et de son retour… cette vidéo à visée mobilisatrice et humoristique présente en fait les caractéristiques d’un passage à l’acte. Avec « la chute » les auteurs de cette funeste farce auront au moins expérimenté que le signifiant a toujours le dernier mot…

Éditorial de Philippe Bigot
mars 2013