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Question de vie et de mort

Le constat s’impose. Depuis une dizaine d’années les suicides sur le lieu de travail se développent. Les dernières estimations indiquent plus d’un suicide par jour. En l’absence d’études approfondies seules les estimations font fonction de baromètre. Les entreprises directement concernées par une actualité récente ont réagi par une communication appropriée. La nécessité de mettre en œuvre des plans de prévention semble aujourd’hui acquise. Dans cette perspective, Emile Durkheim, père fondateur de la sociologie moderne, nous transmet un héritage vieux d’un siècle, porteur d’outils de réflexion.

La question du suicide est liée à l’histoire de l’humanité, à la nature humaine comme nombre de philosophes l’ont interrogé. Le suicide dans le champ du travail cristallise la complexité de la question. Il y a le tabou qui enserre la situation : la difficulté d’appréhender les multiples raisons, l’angoisse générée par l’irrémédiable, le sentiment de culpabilité des collègues, de la hiérarchie qui n’ont su où pu interpréter les signaux d’alerte. Il y a les motivations inconscientes, l’intime, la position existentielle que comporte un tel acte. Dans son ouvrage « le suicide » Durkheim apporte un double éclairage d’analyse et de compréhension. D’une part, il met en évidence parmi les causes possibles du passage à l’acte suicidaire, deux types de facteurs. Les facteurs psychologiques qui renvoient à la personne, à son histoire, sa dynamique. Les facteurs sociaux qui renvoient à l’organisation sociale et à sa capacité d’intégration en particulier. Ces derniers auraient ainsi une valeur importante parce qu’ils faciliteraient le passage à l’acte. Ce qui est au cœur des facteurs sociaux c’est le lien social dont la fonction d’intégration, de « contenance », de soutien se distend face l’hyper-responsabilisation individuelle, la solitude face aux difficultés, aux pressions et parfois l’absence de droit à l’erreur. Un déséquilibre dans le rapport collectif/individu qui se traduirait par une hyper-valorisation de l’individu comporte alors des conséquences directes en termes de santé, d’augmentation des risques de toute nature. D’autre part, Durkheim repère avec acuité, il y a plus d’un siècle, que l’incessante course au dépassement de soi en lien avec la compétition économique est de nature à fragiliser tant les rapports sociaux que les positions individuelles. Ici, le point de rupture peut survenir.Le monde du travail est un lieu de vie qui à l’instar des autres voit s’affronter les tendances créatrices qui poussent à la vie et les tendances destructrices qui poussent à la mort. C’est l’affrontement d’Eros et Thanatos théorisé par S.Freud. Alors que l’entreprise est chaque jour le théâtre du drame du passage à l’acte suicidaire, celle-ci se confronte à une question qui l’implique et la dépasse à la fois. Au-delà des mesures, des plans d’action, la mise au travail d’une réflexion sur la place de l’individu-sujet et du collectif dans l’organisation, d’une réflexion sur le rôle du management et par là de ses pratiques, d’une réflexion sur les finalités porteuses d’un sens qui échappe sont tout aussi essentielles.

Éditorial de Philippe Bigot
juin 2007