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Ne suivez pas le guide...

Difficile de passer à côté de la vaste campagne médiatique concernant la dépression. Au regard des volumes d’antidépresseurs prescrits en France, on ne peut penser que ceci justifie une campagne « d’information » aussi massive. Dans le champ du travail, quelques études commencent à souligner le « mal être » au travail parmi les motifs de prescriptions. C’est à la lecture du « guide », au fil des pages, que l’on découvre les liaisons dangereuses entre marketing, idéologie et business…

Le guide intitulé « la dépression » est diffusé par l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES). Celui-ci expose le caractère spécifique de la souffrance que génère la dépression. C’est une « souffrance morale permanente, plus insupportable que tout autre souffrance déjà endurée », avec « l’impression d’être coupé de son entourage ». Il s’agit là de ce que la psychiatrie a isolé à la fin du XIXe siècle sous le nom de « douleur morale » : ce symptôme caractérise l’épisode mélancolique, pathologie très grave comportant un risque suicidaire majeur. Le guide rappelle à plusieurs reprises que cette pathologie est à distinguer de « la déprime » ordinaire. Cette distinction demeure toutefois de pure forme, puisqu’elle s’avère sans conséquence au plan thérapeutique selon les indications du guide. Ainsi ce que chacun éprouve et qualifie de « déprime » (le petit coup de déprime) se trouve subrepticement qualifiée en « état dépressif caractérisé d’intensité légère ou modérée », autrement dit en une sorte de forme mineure de mélancolie, requérant la même « stratégie thérapeutique » que la forme grave. Autant dire une prescription d’antidépresseur. Même procédé à l’œuvre s’agissant de la tristesse liée au deuil : le guide stipule qu’en cas de persistance de cette tristesse « au-delà de deux mois », une prise en charge médicale est « absolument nécessaire ». Il suffirait donc de deux petits mois pour que la tristesse normale et légitime d’un deuil soit traitée comme la douleur morale de la mélancolie… c'est-à-dire avec des antidépresseurs… Ainsi, la souffrance psychique et ses modulations sont sorties du contexte dans lequel elles surviennent, et se trouvent toutes épinglées sous le signifiant « maladie ». Quelque soit les maux, un même remède, l’antidépresseur.

Le guide indique tout de même qu’ « il existe différents degrés d’intensité dans les dépressions et qu’elles ne nécessitent pas toutes un traitement par médicaments antidépresseurs ». Mais lesquelles ? Cà, le guide ne nous le dit pas… A propos des situations de travail, du champ professionnel, le guide indique que « le travail lui-même peut parfois avoir une influence néfaste sur la dépression (par exemple dans le cas d’un harcèlement ou d’activités particulièrement stressantes) ». Le harcèlement ou le stress au travail sont donc présentés ici comme des facteurs aggravants de « la maladie » et non pas comme possibles causes déclenchantes d’une souffrance psychique… S’il arrive que de telles situations puissent provoquer chez certaines personnes un épisode dépressif à caractère mélancolique nécessitant alors un traitement antidépresseur, il n’en reste pas moins que dans l’immense majorité des cas, il suffit que change la situation génératrice de souffrance pour que les symptômes disparaissent. Le guide semble abuser d’une vieille ficelle marketing : monter en épingle l’état dépressif grave pour susciter chez des personnes souffrant de troubles dépressifs mineurs le désir d’avoir recours à des soins médicaux… qui se résument en une expression facile à retenir : antidépresseur qui nous est ainsi présenté comme la promesse du « bien être » qui n’est rien moins que la définition de la santé par l’OMS, nous sommes bien loin des thèses développées dans « le normal et le pathologique » de Canguilhem…. Le discours du guide n’est qu’un discours sur le contrôle de soi, une invitation à la consommation d’antidépresseur. Le plus intéressant dans le guide ne serait-il pas qu’il ne dit pas ? Rien sur la nature de l’angoisse, rien sur les « peines » inévitables et la précarité de l’existence, rien sur la perte, la mort… rien sur ce qui finalement fait la vie et son destin.

Éditorial de Philippe Bigot
décembre 2007