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Glissements sémantiques...

Les glissements sémantiques d’un champ à un autre ne sont pas sans effets. Le monde professionnel, de l’entreprise est un champ dans lequel ont « glissé » de nombreux mots. Ainsi, le « champion » dans le monde du sport a glissé vers le management, c’est le manager considéré comme un « champion » qu’il faut entrainer, accompagner dans ses défis et performances… Le terme « stratégie » lui vient du champ militaire… bref, la liste serait bien longue a établir, le plus intéressant étant de repérer les effets induits sur les personnes de ces glissements, de ces changements de champs sémantiques précisément parce que nous sommes des êtres de langage et que le signifiant nous commande. Récemment, un nouveau terme s’est introduit dans le monde de l’entreprise et du conseil, les DRH en sont friands et les recruteurs sont à l’affût. L’entreprise est en recherche de « talents ».

Après les « hauts potentiels » voici venu le temps des « talentueux ». Il faut donc attirer les fameux talents… A l’heure de la mondialisation, les ressources se font rares et s’agissant du « talent » on ne pouvait trouver plus singulier ! Il ne s’agit donc plus d’exercer son métier en professionnel consciencieux, il ne suffit plus de savoir faire face à l’incertain et aux aléas. Ce qui est créé par le discours managérial (avec ce glissement sémantique qui produit donc un nouveau discours…) relève de la capacité créative dont l’artiste est la figure archétypale. On entrevoit alors les implications de l’introduction du mot, du concept « talent » dans l’entreprise, un glissement qui n’est ni sans effets, ni sans risques pour l’entreprise elle-même… Avec le « talent » (les personnes de talents donc) se dégage une vision plus élitiste encore (qu’avec le haut potentiel) du management, une vision également redoutable dans ses implications. Le talent renvoi au monde artistique et à la création. Ce terme et le champ duquel il s’origine implique que le talent est non seulement individuel mais surtout inné… Ainsi prendre en référence le talent entraine une conception naturaliste de la valeur au contraire de la compétence qui renvoie à une notion reposant sur une construction sociale, un ensemble d’apprentissage. Là ou la compétence implique un « autre », le talent suppose la singularité et la nature. Introduire le concept de talent dans l’entreprise c’est de fait introduire une dimension élitiste, c’est établir des catégories, c’est distinguer ceux qui en ont et ceux qui n’en sont pas pourvus. Les relations sociales ne vont donc pas s’en trouver pacifiées… Une autre conséquence inquiétante pour l’entreprise est que la notion de talent va à l’encontre du collectif parce que le talent se saurait être réductible au collectif et aux valeurs communes. Le talent c’est l’exception qui s’oppose à la règle (commune), c’est l’expression de la singularité qui est à contrario de l’objectif commun… Les mots ne sont pas neutres, à les déplacer de leur champ en les transférant dans un autre des effets se produisent, consciemment et/ou inconsciemment. A utiliser le « talent » comme mot, comme concept et comme représentation ce n’est pas seulement un effet de mode supplémentaire qui se produit mais de nouvelles visions et contradictions qui viennent se générer et sur lesquelles les décideurs devraient s’interroger ne serait-ce que pour se demander s’ils y ont intérêt…

Éditorial de Philippe Bigot
mars 2009