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Libres… ?

Les grandes entreprises sont soumises à une tension paradoxale entre incitation à un management « collaboratif » dont les réseaux sociaux en sont une manifestation, et, entre un management « gestionnaire » dévoué à la rationalisation du travail. Le succès médiatique de « l’entreprise libérée », porté par les auteurs vedettes du best-seller managérial, Liberté & Cie (Fayard, 2012), vient souligner le paradoxe.

La « rationalisation » du travail s’est déployée, en France, il y a un siècle, sous l’influence de Taylor et d’industriels comme Renault et Michelin. Il n’a cessé depuis de se s’actualiser, de se moderniser si l’on peut dire. Les fameux « bureaux des méthodes » sont toujours largement présents, comme le montrent les travaux de Marie-Anne Dujarier. La sociologue met en exergue le rôle joué par ceux qu’elle nomme « les planneurs », ces ingénieurs des méthodes des temps modernes qui se fondent dans les fonctions supports. Ces mécaniciens de l’organisation sont mandatés pour rationaliser, y compris à distance, les activités productives, au nom de la logique du « comment ». Il semble que ce courant de la rationalisation, au moins dans sa forme la plus poussée, a atteint ses limites. Le courant collaboratif a connu un développement soutenu par le déploiement des réseaux sociaux et des communautés professionnelles. Une forme de gouvernance hybride apparaît alors à l’interface du formel et de l’informel, de la logique hiérarchique et la logique communautaire. Elle correspond à un besoin renouvelé d’expression et de partage des savoirs et cela en marge des pratiques prescrites. Certains dirigeants ont saisi les bénéfices de cette nouvelle « valeur collaborative » en forte hausse. Elle enrichit les liens sociaux, développe les échanges et la circulation de bonnes pratiques professionnelles. La question in fine éthique de la récupération de la démarche collaborative à des fins utilitaristes reste ouverte. Ces démarches collaboratives conduisent à des résultats tangibles et ne peuvent pleinement se déployer que dans le cadre d’une culture où l’autonomie et l’initiative sont suscitées. C’est sur ce point principalement que « l’entreprise libérée » trouve son écho. Ce mouvement, qui s’est récemment invité dans le débat, a été notamment popularisé et médiatisé par l’ouvrage de Getz et Carney. Il reprend une conception développée par des auteurs pionniers comme Mary Parker Follett ou encore, le syndicaliste français Hyacinthe Dubreuil qui il y a une centaine d’années théorisaient explicitement les principes d’autonomie au travail. « L’entreprise libérée » repose sur quelques convictions fortes : adhérer à un projet commun, donner autonomie et responsabilité aux personnes, rendre les injonctions et les contrôles inutiles dans un environnement fondé sur la confiance. « L’entreprise libérée » fait le pari de la collaboration contre la rationalisation, elle oppose confiance et contrôle. Il est probable que les idées portées par ce mouvement aient un (nouvel) avenir, elles demandent sûrement à être construites et étayées de façon plus consistante pour être généralisables. Dans les faits, nous ne pouvons être dupes de ce que la présence de « leaders libérateurs » et l’injonction à « l’auto motivation » créent des pressions sociales qui peuvent être déstabilisantes – voire oppressives – pour les personnes. Les grandes entreprises sont traversées par deux lignes de force – rationalisation contre collaboration, voire libération – se doivent d’imaginer, au cas par cas, un positionnement judicieux, courageux et offensif, quand bien même serait-il fragile et précaire. Il se dégage que la logique de la participation et de la compréhension, fondée sur le « pour quoi » puisse, peut être, l’emporter sur celle du seul « comment ». Aussi, pratiquer la présomption de confiance, favoriser et reconnaître la « valeur collaborative » de l’échange et du partage, mettre en œuvre des contrôles raisonnables et… rester lucide face aux sirènes des gourous du management !

Éditorial de Philippe Bigot
avril 2016