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Des fuites à la production…

On ne badine pas avec la production et son acolyte : la productivité. Si leurs formes d’expression changent au fil du temps et des continents, la question de fond semble invariable : la productivité est-elle soluble avec l’éthique ? La question devient cruelle lorsqu’on apprend qu’aux Etats Unis, en 2016, dans l’industrie de la volaille, pour produire plus les travailleurs sont privés de pause pipi et n’ont d’autre alternative que de recourir à la couche-culotte….

Le temps où les ouvriers postés à la chaine étaient chronométrés pour aller aux toilettes garde toute son actualité; mais dans l’industrie du poulet aux USA on ne fait pas dans la dentelle, les pauses toilettes ne sont pas conseillées à qui veut garder son job. Une ONG britannique a révélé le quotidien sordide de milliers de personnes travaillant dans l’industrie avicole. « Une fois que les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limite » disait Pierre Dac ; un trait d’humour qui définit le productivisme déchaîné auquel ces gens sont soumis. La législation américaine est pourtant sans ambigüité sur les droits des salariés à se rendre aux toilettes dès lors qu’ils en éprouvent le besoin. Droit qu’il a fallu que les salariés conquièrent, sans pour autant que cela ne suffise pour qu’il s’impose pleinement et partout. La réalité décrite par le rapport de l’ONG est crue. Chaque jour, des ouvriers n'ont pas droit à des pauses pour se rendre aux toilettes. Dans de nombreuses situations relatées dans le rapport de l’ONG, la réalité est si oppressante que les ouvriers urinent et défèquent tout en restant dans la chaîne de production, et, pour toute solution,portent des couches-culottes afin de rester dans la ligne d'assemblage. La réalité est brutale : 80 % des 266 travailleurs interrogés dans une usine d'Alabama déclaraient qu'ils n'étaient pas autorisés à se rendre aux toilettes quand ils en ressentaient le besoin ; et encore, 86% des ouvriers d'une entreprise du Minnesota ont droit à moins de deux pauses par semaine pour se rendre aux toilettes. Aucun interdit n’est bien sûr explicite de la part de l’encadrement dans ces entreprises, les lois de l’apparence sont quant à elles toujours préservées. La technique déployée est simple : l’encadrement ignore les demandes de pause… ou, comme l’indique le rapport de l’ONG des ouvriers s’entendent répondre à leur demande : « tu peux aller aux toilettes et passer par les ressources humaines au retour… ». Logique de pression, de chantage, de violence sourde qui finit par s’intérioriser pour garder coûte que coûte son emploi. Il serait pratique de diaboliser l’encadrement. La réalité est plus complexe, il est lui même assujetti à l’impératif de productivité. Les travailleurs ont recours à des stratagèmes : cesser de boire, manger le moins possible et jusqu’à porter des « couches-culottes » qu’ils devront garder la majeure partie de la journée... les plus cyniques se réjouiront de l’imagination des ouvriers autant que de leur sens pratique. Chacun se fera une idée des conséquences sanitaires tant pour les employés que pour la production elle-même sans même évoquer le sentiment d’humiliation quotidien que ces femmes et ces hommes vivent. Tous ces risques pris et ces efforts ne sont pas vains : l’industrie avicole américaine compte parmi les industries les plus rentables des USA : bénéfices records et salaires au ras du seuil de pauvreté… Alors la question revient, lancinante : la fin justifie t’elle les moyens ? La réponse du philosophe Kant est sans ambages : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». In fine, des fuites bien gênantes pour les dirigeants de l’industrie de la volaille…

Éditorial de Philippe Bigot
juin 2016