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« Science managériale » et émotion : mesure et démesure...
Il y a déjà quelques temps que « l’émotion » est entrée dans le champ du management. Certains penseurs du management du 21ème siècle n’y vont pas de main morte… L’émotion ça se gère ! Après tout, nous sommes dans l’ère de la gestion… on gère sa vie, on gère ses sentiments, ses relations amoureuses, sa carrière, son temps, les relations avec ses enfants, ses collaborateurs, son banquier…alors l’émotion qui se gère outil du manager moderne, il n’y avait qu’un pas à franchir ! Les 2 tomes de « l’intelligence émotionnelle » sont d’ailleurs parmi les best seller de la littérature managériale, s’ajoutant à cela une ribambelle de stages du même nom ou sur le même thème…
Et, comme on n’arrête pas le progrès en marche, une nouvelle génération d’outils de mesure se propose d’évaluer, par exemple, notre « quotient émotionnel ». Sous l’aspect pseudo scientifique que confèrent tableaux, données chiffrées, courbes graphiques, comparaisons entre personnes, groupes… les outils nous diraient la nature vraie de nos émotions et surtout comment les modifier – pour ne pas dire les corriger – avec comme finalité, mieux nous adapter pour être efficaces. Inutile d’être grand clerc pour deviner que la société gestionnaire est en train d’accoucher de la société de l’évaluation sous les apparats de la mesure et du contrôle. Voyez ce qui se passe du côté de l’INSERM à propos de la psychothérapie lorsque le « scientisme » se présente sous la forme de la normalisation et de l’adaptation. Mesure, contrôle et « rééducation » en sont les bras armés. Nombreuses sont les entreprises qui ont des programmes de mesure (cela se dit « assessment »…) pour leurs managers, programmes plus poussés et intensifs encore s’il s’agit de « hauts potentiels ». Et ensuite, on adapte et on « optimise » (cela se dit « développement »)… .
Quelle est donc cette éthique qui vise à articuler émotion et efficacité managériale ? En introduisant ainsi l’émotion dans le champ du management, on touche à l’intime, à l’histoire voire à « l’archéologie » de la personne. L’émotion par sa nature, sa complexité en fait une des caractéristiques des sujets parlants. Alors quid des limites entre l’intime et le rôle social du manager dans son organisation ? Ouvrir cette nouvelle boite de Pandore ne peut être sans conséquences tant pour l’écologie des personnes que des organisations. L’émotion c’est du côté du sujet et de l’intime. Le fantasme de l’apprenti sorcier n’est jamais bien loin… N’est-ce pas de violation de l’espace privé à laquelle se livre ainsi « la science managériale » ? D’autant que la possibilité pour les managers de dire non, est directement assujettie au besoin de travailler et au désir, légitime, de progresser dans la hiérarchie professionnelle et sociale… N’y a-t-il pas erreur sur la cible ? A s’attaquer aux émotions dans l’entreprise on passe à côté d’une réflexion sur la cohérence de l’organisation, la cohérence des messages internes, la mise en perspective des logiques contradictoires… qui ne sont quant à elles, pas sans effets sur le stress, les émotions pour le dire autrement.
Le scientisme au service du management a en commun avec le Canada Dry d’avoir la couleur du scientifique, l’éthique en moins. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », Rabelais nous mettait déjà en garde.
avril 2006