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Théorie classée « X »

Il y a dans le management comme dans bien d’autres domaines des effets de mode, au point qu’une théorie en chasse une autre ! Plus intéressant est cette « expérience » qui nous vient tout droit de Polytechnique, corps prestigieux des Mines. Une affaire qui n’est pas sans interpeller les professionnels du monde de la consultance… Voici le décors : deux étudiants choisissent comme sujet de mémoire de fin d’étude la question de « la naissance d’une mode en stratégie ». Dans un premier temps, et de façon parfaitement classique, ils ont interviewé des directeurs stratégie, des PDG, des consultants spécialistes… et à leur grand damne, ils n’obtiennent que des réponses pauvres, convenues pour ne pas dire banales…

Face à ce constat, ils décident alors de changer de méthode. Ils adressent une publication à un public soigneusement sélectionné de PDG, enseignants-chercheurs, dirigeants, consultants… la publication porte sur une nouvelle théorie de management « le Strategic Alignment ». La théorie est exposée dans la publication, elle est même illustrée d’une étude de cas relatant le déploiement de cette nouvelle théorie au sein d’une entreprise. Le principe de base de « Strategic Alignment » repose sur une lecture, une analyse de l’entreprise suivant trois composantes : l’Etre, le Dire et le Faire. Tout un programme ! Ils joignent à leur envoi, un questionnaire. Ce qui n’est pas dit… c’est que « Strategic Alignment » est sortie tout droit de l’imagination des étudiants, cette théorie n’existe nulle part, elle n’a jamais été mise en œuvre, bref tout est inventé pour la circonstance. Que s’est-il passé ensuite ? Près de 60% des personnes sélectionnées ont répondu à l’enquête, ce qui est déjà un score. Mieux, nombre de consultants se sont enthousiasmés pour cette théorie produisant des contributions conséquentes sur le sujet. Des enseignants ont envoyé des textes et bibliographies pour montrer l’origine de « Strategic Alignment », ses connexions avec d’autres théories. Il y eut même quelques dirigeants pour exposer le bien fondé de « Strategic Alignment » par des illustrations de cas issus de leur entreprise. Lors de la soutenance le subterfuge a été révélé et certains membres du jury qui avaient contribué par leurs réponses ont découvert, non sans humour, les dessous de « Strategic Alignment ». Les deux étudiants ont été reçus brillamment, majors de Polytechnique. Quels enseignements tirer de cette histoire ? A n’en pas douter, les détracteurs des consultants y verront une énième preuve que le consulting est de la fumisterie. Il est heureusement possible d’aller plus loin ! Au fond, la fonction d’une théorie de management ne serait-elle pas de faire réfléchir les acteurs de l’entreprise, de permettre les échanges, l’expression des positions et convictions personnelles, la communication sur le management et les pratiques développées dans l’entreprise ? « L’exactitude » de la théorie n’étant finalement que secondaire… comme le montre « Strategic Alignment ». S’il en était besoin, cette histoire démontre que nous avons avantage à prendre toute la distance nécessaire face aux théories managériales (et autres !) sans être dupe de leurs inévitables inexactitudes, sans être dupe des effets de vérité produits, aussi réels que subjectifs.

Éditorial de Philippe Bigot
septembre 2006