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Du tabou dans l’entreprise…

Il est d’une banalité certaine d’évoquer les manques dans la communication au sein des organisations de travail. Pire est encore ce « diagnostic » récurrent de manque ou absence de communication. Le terme est suffisamment valise pour conduire à un diagnostic « fourre tout » qui ne dit finalement pas grand-chose de la réalité qu’il est censé décrire. Et parmi ces réalités pouvant se cacher derrière le vocable « communication » et son absence désignée, peut se trouver le tabou…

Le sujet dit tabou, l’interdiction - non formulée mais - bien comprise par tous dans l’entreprise, de ne pas dire. Il s’agit là du « non dit » organisé. Tout le monde le sait, tout le monde y pense mais en parler « tout haut » c’est rompre le pacte implicite, s’exposer aux représailles dans un contexte maintenant chronique où nombreux sont les « demandeurs d’emploi »…. Contrairement à la représentation collective et à l’acception commune du tabou et du sujet qualifié de tabou qui tendent à se rejoindre dans la confusion, le tabou –qui est autre chose que le sujet tabou – n’est pas en soi « négatif » dans la mesure même où il est structurant et qu’il peut par ailleurs être dit et formulé en tant que tel. En effet, la fonction du « tabou » est de poser une limite dont le dépassement est prohibé. Selon les thèses de Levy-Strauss le passage de la nature à la culture est pour notre espèce la conséquence d’un tabou, celui de l’inceste et de sa prohibition. Dans la perspective psychanalytique, le tabou de l’inceste est fondateur de la Loi. Mais revenons au monde du travail, dans lequel les tabous sont fondateurs comme ils le sont ailleurs et « les sujets tabous » - c'est-à-dire ceux dont on ne peut parler - commencent à tomber, notamment lorsqu’ils concernent les violences sexuelles, morales, psychologiques que l’on nomme sous les catégories de « harcèlements ». Bien que difficiles, ces sujets peuvent aujourd’hui être cités et évoqués dans l’entreprise, il s’agit souvent pour les acteurs d’arriver à dépasser le poids de la tradition, celle de l’omerta. Un point d’appui non négligeable pour l’émergence de la parole est l’arsenal juridique voté par nos législateurs. Mais le « non dit » organisé qui est alors un « inter-dit » peut toucher à bien d’autres questions de l’entreprise. Un exemple nous est donné au travers des contradictions entre le discours et les actes. Une enquête menée auprès de 15000 salariés européens par le cabinet conseil Towers Perrin avait mis en évidence qu’un tiers des sondés considérait leur direction comme « intègre » ou « exemplaire » des valeurs de l’entreprise. A l’ère du cynisme érigé comme modèle et position existentielle d’aucuns pourraient s’extasier qu’il en reste quand même un tiers, nous dirons ici, un tiers seulement. Il ne s’agit pas ici de pointer l’inévitable décalage irréductible pour l’être humain parlant, entre son discours et ses actes, mais de pointer les contradictions et leurs conséquences lorsque la direction ne se comporte pas en cohérence, ne pose pas des actes conformes au discours, aux valeurs prônées. A l’heure des chartes qualité et de la quête du sens, de nombreuses entreprises ont plus ou moins impliqué leurs collaborateurs dans la réflexion sur les valeurs, celles là même qui s’affichent dans les halls d’entrée… Il s’agit bien là d’un sujet tabou car pas question, sous peine de se mettre en danger, de dire à haute voix les contradictions, les incongruences sauf à être le « fou » de l’entreprise tout comme dans notre histoire, nos rois avaient les leurs. Or, le niveau et l’ampleur de la contradiction entre le discours, ce qui est exigé des collaborateurs et le comportement des dirigeants peut tout à fait rendre compte des dysfonctionnements parfois importants, que rencontre l’entreprise tant dans son organisation que dans les relations de travail. Plus les contradictions sont flagrantes, plus le « non dit » est la règle et plus les dysfonctionnements seront bruyants dans l’entreprise allant parfois jusqu’à mettre en cause la santé psychique de quelques personnes… C’est imparable. L’actualité récente de quelques entreprises a du reste montré cela de façon explicite. Une entreprise dans laquelle tous les sujets peuvent « être parlés » est sans aucun doute la preuve de sa bonne santé. Qu’il y ait des tabous – au sens où nous l’avons abordé précédemment - dans l’entreprise tout comme il y a en a dans la société, la famille n’implique nullement qu’ils ne puissent pas être évoqués, « parlés ». De la même façon, les sujets tabous quels qu’ils soient doivent pouvoir être abordés. Il ne s’agit pas là d’une position idéologique à priori, mais d’une position de bon sens à posteriori dans l’intérêt bien compris des personnes et des performances économiques. Quelle entreprise a réussi et durablement dans la contradiction de son discours et de ses actes ? Abroger l’interdit « d’inter-dire » peut alors devenir un slogan…

Éditorial de Philippe Bigot
février 2011