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La gueule de l’emploi

Le documentaire de Didier Cros nous interpelle à plus d’un titre. Intitulé « La gueule de l’emploi », il a été diffusé dans le cadre de l’émission « Infrarouge », sur France 2, le 06 octobre dernier. La modalité du réalisateur est singulière : il filme la session collective de recrutement conduite par un cabinet spécialisé (RST conseil, il faut le faire savoir…) pour le compte d’un nom prestigieux de l’assurance : le GAN. Il s’agit de recruter des commerciaux… Didier Cros donne a voir, il écoute, tend le micro, ne pose pas de question, il ouvre un espace aux dimensions multiples. Et c’est là que le document nous interpelle. Le spectateur que nous sommes est secoué car mis à une place particulière du dispositif. Bref, on ne peut sortir indemne de ce documentaire…

C’est bien à de la TV réalité que nous convie le réalisateur, pas celle à laquelle on tente de nous habituer, pas celle de l’artifice, du factice et l’insignifiance érigées comme vertus. Il s’agit ici de réalité réelle avec de vraies situations, vécues par de vraies gens aux prises avec de vraies difficultés : trouver un emploi, faire vivre une famille, retrouver une dignité… Le décor : d'un côté de la table, les membres du cabinet de recrutement et des représentants de la direction de l'entreprise; ici une grande compagnie d'assurances, le GAN qui souhaite embaucher des commerciaux. De l’autre côté de la table, dix candidats à un poste dont ils ne connaissent ni le contenu, ni le produit à vendre, ni la rémunération. En arrivant ils ne savent rien ou presque. C’est le processus qui veut ça… Les recruteurs revendiquent ne pas avoir pris connaissance des CV des postulants. Ce qui est une manière de laisser sa chance à chacun mais, surtout, d'accentuer la pression sur les candidats. Parce que le poste requiert « combativité » et « sociabilité », ainsi qu'une « grande tolérance au stress, à la pression et à la frustration ». On nous expliquera plus tard que cette mise en scène est une métaphore du quotidien chez GAN. Le recrutement à la sauce rite initiatique en quelque sorte. Mais le dispositif ne s’arrête pas là. Bien sûr. Deux jours de mise en situation… La première : chacun doit vendre la candidature de son voisin donc faire l’apologie de son concurrent, ambiance garantie. Puis la créativité du recruteur se déploie pleinement lors de la deuxième mise en situation : simulation de vente, chaque candidat doit vendre des trombones… mais de couleur… Fin de la journée : sept candidats sont retoqués, on leur annonce qu’ils sont éjectés devant tout le monde avec en prime l’injonction qui leur est faite de justifier de ce pourquoi ils ne sont pas sélectionnés.... Il en reste trois pour le lendemain. Mais avant de partir, la directrice régionale du GAN pour le Nord, Caroline Bertrand présente le poste (enfin) et surtout on annonce la couleur côté salaire, le SMIC et des primes sur résultats. A la question d’un des impétrants (le mot est sorti de sa désuétude) « pourquoi un fixe si bas ? » la réponse est sidérante : « pour ne pas pénaliser les commerciaux qui grâce aux primes gagnent de gros salaires… ». Et oui, pour gagner beaucoup il faut partir au plus bas, c'est-à-dire du minimum légal. Un argument d’une logique à toute épreuve donc. Ajoutons autre chose, car avec l’annonce du salaire, il se joue quelque chose. Les candidats sont évidement outrés de l’inconvenante proposition qui leur est faite mais ils restent. Le lendemain : test de personnalité et enfin, le clou du process (terminologie branchée du monde du conseil) : l’entretien individuel. Entendez un candidat face à cinq recruteurs. Petit verbatim au hasard des questions et propos des recruteurs : « Avez-vous été vous-même ?... Pourquoi avez-vous les mains moites ?... Vous avez de la chance d'être avec nous… Le test dit que vous avez de la créativité, expliquez moi cela… Qu’est ce que vous devez travailler plus que les autres pour réussir mieux que les autres ?... Vous êtes Grec, sortir le matin tôt quand il fait froid ce ne sera pas difficile ?... Vous mettez toujours du temps à comprendre ce que l’on vous dit ?... » Le lecteur qui a vu le documentaire retrouvera aisément son indignation, les autres auront compris la tonalité…

A la suite de la diffusion du document et dans la presse beaucoup a été dit pour dénoncer ces pratiques de recrutement. Et il faut bien sûr le faire. Mais ces pratiques ne sont-elles pas l’arbre qui cache la forêt ?

Certes nous pouvons nous indigner et nous élever contre les pratiques aberrantes, violentes et irrespectueuses de ce cabinet de recrutement. Mais au fond, le vrai débat n’est-il pas ce que viennent dire ces pratiques de l’état dans lequel se trouve le monde professionnel et des rapports qu’ils s’y jouent. Ces pratiques de recrutement plus que douteuses sont un miroir tendu…

Certes ces pratiques sont humiliantes, agressives et au fond débiles car elles ne disent rien des compétences des candidats et passent même à côté de ce qui devrait en être l’objet. Mais le document nous montre quelque chose qui peut s’avérer bien pire encore : le dispositif installe chacun dans une servitude volontaire (pour reprendre l’expression de La Boétie et de son discours daté de 1549…) qui n’est autre qu’une soumission consentie. Les candidats parce qu’ils sont candidats ne se donnent pas la possibilité de dénoncer ce qui se passe. Personne n’est dupe. Ils ne dénoncent pas sauf un candidat qui claque gentiment la porte au milieu de la première matinée et un autre qui s’installe dans la désinvolture, probablement sa façon de résister. D’ailleurs, il est venu sans cravate… Il ne s’agit évidement pas de porter ici une critique, chaque candidat a fait comme il a pu et on les a vu souffrir du dispositif dans lequel ils ont été enserrés. Dans un commentaire, l’un des participants, un « finaliste » le dit en ces termes « avant on nous soumettait (en référence aux modes de production antérieurs, du travail à la chaîne) et aujourd’hui c’est nous qui nous soumettons sinon on perd son emploi ou on ne nous le donne pas… ». Tout est dit de l’intériorisation du mécanisme de soumission, tout est dit de la lucidité, de la clairvoyance sur la situation elle-même, et pourtant, il a joué, jusqu’au bout. Ceci n’est pas sans évoquer les expériences de Milgram sur la soumission à l’autorité.

Nous pouvons nous demander ce que pouvaient être les raisons pour lesquelles le cabinet RST conseil et le GAN (son département recrutement) ont accepté d’être ainsi filmés tout au long de la démarche, pourquoi ils ont accepté que les candidats puissent parler « off » en dehors de leur contrôle, pourquoi ils ont accepté eux aussi un face à la caméra. La réponse est donnée au réalisateur Didier Cros : parce qu’ils étaient convaincus (tant le cabinet que le GAN) de tirer un bénéfice du document… Autre aspect inquiétant : ils n’ont aucune conscience de ce qu’ils font.

La perversion du dispositif réside aussi - et peut être surtout - dans l’investissement narcissique des candidats qui est requis pour jouer « le jeu » et qui entraine que face à l’aberration du salaire - une base de SMIC - les trois sélectionnés pour la dernière phase, soit 100% vont jouer jusqu’au bout. Ils ne jouent donc pas pour le salaire et le poste (plutôt banal) que pour l’investissement narcissique et la souffrance qu’ils ont enduré jusque là. Ils ne peuvent plus s’arrêter là, même si le bon sens le commande, car ils se déjugeraient eux-mêmes, ils y perdraient en amour propre. Ils sont pris dans un dispositif mortifiant auquel ils ne peuvent plus se soustraire compte tenu de ce qu’ils ont d’eux-mêmes investis. A gagner le poste, ils n’auront comme cela pas tout perdu. Car la violence du dispositif réside là : les candidats n’échouent pas seulement à obtenir un poste, ils y perdent quelque chose d’eux-mêmes.

Visualiser le documentaire « la gueule de l’emploi »

Éditorial de Philippe Bigot
novembre 2011