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Histoire de transmission et transmission d’histoires

Rien ne va plus dans la famille Dessange, coiffeurs de père en fils, dont l’un a créé un empire qu’il a cédé à l’autre, son fils. Jusque là, une banale histoire d’entreprise familiale dans laquelle, l’âge aidant, le père laisse le fauteuil à un fils désireux de l’occuper. L’entreprise reste familiale c'est-à-dire dans la famille. Tout va bien. Ou presque. Car le crêpage de chignon n’est pas seulement une compétence chez les Dessange, c’est aussi un art…

Le cas Dessange est intéressant non pas sur son versant juridique ou économique mais parce qu’il montre dans ce qu’il a d’extrême, dans sa violence, les processus à l’œuvre lorsque des dimensions multiples sont intriquées. Que se passe t-il ? Parti en retraite, Dessange père cède ses parts à son fils et empoche au passage 40 millions d’euros (c’est lui- même qui le dit) lors de la passation de pouvoir finale en 2004, alors que le fils cadet (qui se prénomme Benjamin, ça ne s’invente pas…) est aux commandes de l’entreprise depuis déjà 10 ans. Et voilà que fin 2011, à près de 86 ans, Dessange père écrit son opuscule sous un titre qui ne laisse aucune ambigüité : « le complot ». Lequel opuscule est envoyé à tous les franchisés (1000 salons et 12000 collaborateurs…) et est publié sur le web. La thèse du père Dessange tient en une phrase : son fils l’a spolié de son entreprise, de sa place ourdissant contre lui un complot pour l’écarter. Et pour justifier son opuscule l’auteur dit les choses ainsi « vous saurez maintenant comment le satanique Benjamin a agi pour me jeter dehors ». Le ton est donné, et de poursuivre « je souhaitais demeurer le Jacques Dessange aimé de mes franchisés comme je les aime ». Le fils est vilipendé tout au long du bref opuscule, il est mis en cause jusque dans sa vie privée. Le tout sur le web… se « donner à voir » à son importance, sûrement, dans le dispositif paternel. Et ce dernier, toujours dans son opuscule, brossant (si je puis dire) un portrait de lui-même qu’il semble trouver flatteur : courant après les paillettes et les honneurs, allant jusqu’à avouer n’avoir épousé sa femme (la mère du fils donc) que pour sa particule, déclarant avoir toujours fait semblant d’aimer son fils sans jamais s’en occuper… Evidemment, le fils et le groupe Dessange ont saisi la justice qui s’est en partie déjà prononcée. L’opuscule n’est pas interdit de publication mais les passages diffamatoires envers le fils sont interdits. Ils sont aujourd’hui ostensiblement rayés dans le texte. Rendus illisibles autant que présents… Le fils ne semble d’ailleurs pas plus manchot que le père en réclamant la bagatelle de 6,8 millions de réparation au titre du préjudice de réputation. Le cas dans ce qu’il a d’excessif montre les mécanismes d’un basculement, d’un passage à l’acte (alors que le père a vendu depuis déjà 7 ans) dans ce lien particulier d’un père avec son fils s’agissant de la transmission. Ici d’une entreprise qui par ailleurs porte et continue de porter le nom et le prénom du père… On retrouve là aussi les principaux thèmes du drame de l’existence, ceux là même que les tragédies antiques savaient très bien mettre en scène. Celle qui nous est montrée là, n’est pas sans évoquer les tragédies de l’existence : celles de la naissance et de la mort en particulier. Mais à la différence des Grecs anciens, ici la scène opère un glissement vers « l’ob-scène » ou chacun, sur le web, devient le spectateur d’une haine familiale, filiale qui murmure son nom tout au long des pages du « complot ». Dans la transmission de l’entreprise il y a aussi quelque chose de l’impossible transmission qui lorsqu’elle n’est pas nommée fait retour… Le nom du père semble y être mêlé jusqu’au cou.

Éditorial de Philippe Bigot
février 2012