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Le coup de pouce

Si les mots désignent les choses, ils créent aussi les réalités qui les accompagnent. C’est ce qui s’est rappelé à moi en écoutant une interview radiodiffusée d’un éminent spécialiste de l’économie et de la politique. L’expression « coup de pouce » a été utilisée pas moins de six fois en une poignée de secondes, et ce pour désigner l’augmentation du smic… Et de constater en lisant des journaux, en écoutant parler des journalistes, des syndicalistes, des politiques de la majorité ou de l’opposition que l’expression « coup de pouce » est employée par tous. Rares sont ceux qui s’aventurent à dire « augmentation » et la fréquence avec laquelle l’expression « coup de pouce » a été prononcée et reprise jusqu’à saturer l’espace médiatique suscite l’interrogation…

Ainsi le mot « augmentation » s’agissant du smic serait un vilain mot dans le champ de l’économie-politique ? Il semble qu’il y en ait d’autres : le mot austérité - par exemple - est banni du langage du personnel politique. Dans la langue d’aujourd’hui ça se dit R.G.P.P… Il convient donc de changer les mots pour créer de nouvelles réalités et tant pis si le réel, lui, reste immuablement à sa place. Reconnaissons que le réel est têtu. Coup de pouce plutôt qu’augmentation fallait y penser, et le coup de maître de « com » a été d’en faire un tic verbal, une expression tendance et moderne, une véritable opération de substitution. Est-ce par altruisme, par souci de l’autre qu’il vaut mieux parler de « coup de pouce » ? Que contient le mot « augmentation » qui le rend si infréquentable ? Et puis, comment soutenir le concept d’augmentation dans un contexte de crise ? Chacun l’aura bien compris, augmenter le smic en temps de crise et de rigueur (pardon, il fallait dire de gestion optimisée et rationnelle) relèverait d’une inconséquence immorale. Donc point question d’augmenter les « smicards » on va alors les aider. Mais une petite aide, une petite impulsion qui revient à pousser légèrement… c’est le sens courant de « coup de pouce ». Le « smicard » n’est alors plus un salarié à augmenter, mais un salarié qu’il faut aider. Et de l’aide ça ne se discute pas, ça se reçoit et ça ne se refuse pas comme chacun sait. Même quand elle est modeste sauf à faire preuve d’ingratitude... Et pour ce qui est de la modestie, on ne peut faire mieux : 2% dont 1,4% au titre de l’inflation (ils servent donc à annuler la perte) et 0,6% au titre du « coup de pouce » (c’est donc le gain réel). Croisons les doigts pour que l’économie de la France s’en relève… Ce qui est redoutable avec l’expression « coup de pouce » ce n’est pas tant le tour de passe- passe qui permet d’éviter aux acteurs de dire « augmentation » que le champ et la place dans lesquels se retrouvent installés ceux qui sont concernés par leur salaire : ici les personnes dont le salaire est au minimum légal (entendons smicard dans la langue techno). La notion de rémunération (augmentation du salaire) liée au monde du travail est ainsi déplacée dans le champ « du social » et le salarié au smic se trouve à la place de celui qui doit être assisté, aidé, de celui à qui on accorde une faveur. Le « smicard » n’est alors pas seulement dépossédé de son augmentation de salaire, il est aussi privé de sa position de travailleur c'est-à-dire de sa fonction dans la société. On peut rêver mieux pour la dignité de ces personnes. Nous savons à quel point les mots peuvent être employés comme des armes et les batailles livrées sur des champs qui ne sont pas les leurs afin de mieux éviter le réel. Avec le « coup de pouce » nous avons assisté à un double numéro de prestidigitation, le premier masquant le second. « Coup de pouce » qui porte le sens de « donner une poussée » s’est imposé alors qu’avant cela, « coup de pousse » signifiait étrangler (serrer entre les pouces, action dernière et décisive). Gageons que cette signification, bien que n’étant plus usuelle, ne produise plus d’effets…

Éditorial de Philippe Bigot
juillet 2012