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“Job” me tender…

C’est bien connu, l’imagination n’a pas de bornes. Et lorsque les bornes sont dépassées, il n’y a plus de limites… pour reprendre cette belle formule souvent employée par Pierre Dac. Le sujet dont il s’agit ici présente toutes les caractéristiques de la caricature sauf une, il est exact. Que pensez-vous de cette idée – faisant l’objet d’un business - d’appliquer le protocole du recrutement pour trouver, ou plutôt embaucher, l’âme sœur ? Un monde d’émerveillement s’ouvre, poussons la porte…

Dans le champ des sciences sociales et humaines, de nombreux ouvrages, de nombreux articles abordent le sujet.

Quelques philosophes des années 70 avaient déjà l’intuition de ces « révolutions » modernes en germes. François Lyotard et Michel Foucault sont de ceux là. Résumons (grossièrement) en trois points : l’individu prend le pas sur le collectif (le social), la société se technicise (on dépend de la technique comme fin en soi), le monde est pensé et traité comme un ensemble de ressources (les humains compris) ; alors utilitarisme, rapport coût/dépense, R.O.I et pragmatisme rationnel deviennent des points cardinaux, et disons même, des normes. Le monde du travail mène la course en tête : développer des techniques et des modes de pratiques pragmatiques au service du business. Ne prenons pas le risque en cette veille de trêve estivale de nous attaquer à un tel sujet dont l’évidence à force de loi. Ainsi lorsque la technique du monde professionnel est transférée tout de go dans l’espace de la vie privée… mais laissons la parole à la créatrice du site « Job Me Tender » qui ne dira jamais mieux que quiconque la chose : « trouver un homme avec qui partager ma vie, c’est pour moi aussi important qu’embaucher un nouveau PDG si j’étais à la tête d’une multinationale. Et cela relève d’un processus de sélection tout aussi poussé ». Voici que tout est dit, comme une évidence qui par définition n’appelle aucune réflexion critique de son énoncé. Trouver un homme est aussi important que recruter un P.D.G, au même mots/maux les mêmes remèdes : la technique de recrutement. Donc si ça marche pour les P.D.G, ça marche pour les hommes…

Le syllogisme conduisant à la conclusion est réduit à la portion congrue mais qu’importe, il ne s’agit ni de romantisme ni de littérature mais d’efficacité et de résultat. Vous vous impatientez d’en savoir plus ? Et bien voilà, avec « Job Me Tender » vous avez accès (mesdames) à un service vraiment innovant ; ici ce sont les femmes qui recrutent et les hommes qui postulent. Les femmes à la recherche d’un homme font fonction de D.R.H, elles passent une annonce (qui répond aux standards des annonces) ; ils candidatent, envoient un CV et « vendent ou vantent » leurs mérites, leur capital de compétences et d’expériences. Le tout selon les codes en vigueur dans un « process » de recrutement. L’annonce doit être vraie, franche, sincère et sans ambigüité, on ne plaisante pas avec l’éthique chez « Job Me Tender »… Un C.D.D pour une petite aventure, un C.D.I pour une histoire et une « fusion-acquisition » pour un mariage ! Tout est pensé, jusque dans l’effet romantique : à vous répéter mentalement "Job Me Tender", vous remet en mémoire la voix séductrice d’Elvis Presley. Car chez « Job Me Tender » le romantisme est d'abord affaire de marketing, on a la phonétique pragmatique ou on ne l’a pas. Puis vient la convocation à l'entretien. Et là, on se dit tout : on parle évaluation de potentiel (de séduction), compétences (bricolage autant que ménagères), expériences et engagements pour le futur ; la main sur le cœur…

In fine, le recruteur décide et finalise par un contrat qui fixe les droits et les devoirs… Le candidat, fou de joie d’avoir été ainsi élu n’a plus qu’à se précipiter au bas de la page pour y mettre sa signature. Mais quelle identité est engagée au moment où il signe ? C’est la question à ne pas poser... Ce n’est pas "fun" les questions. Le leitmotiv de « Job Me Tender » ? C’est novateur, c’est branché, c’est la rencontre qui peut se raconter en étant sûr (ou presque) que personne dans l’auditoire n’aura vécu la même chose (l’anonymat étant le drame d’une société des individus)… et surtout qui permet de ne pas penser pour que le futile ne cesse d’apparaitre utile.

L’utilitarisme, « Job Me Tender » en fait son fond de commerce en implémentant les logiques du business, les pratiques de l’entreprise dans la vie privée. Trouver un homme en appliquant les protocoles du recrutement montre de quelle façon les frontières entre intime et social, entre privé et professionnel peuvent s’effacer jusqu’à disparaitre. L’entreprise est partout car l’individu est invité à se penser comme une entreprise avec des ressources matérielles, temporelles, émotionnelles, affectives, familiales à gérer. Job Me Tender le site d’embauche amoureuse est son slogan. Lorsque tombera le rideau sur la mise en scène que vend « Job Me Tender », qu’il n’y aura plus ni D.R.H fictive ni candidat objet, que restera t-il ?

D’ici là, un bel été à vous.

Éditorial de Philippe Bigot
juillet 2014