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Soyez vous-même...

Le message arrive de toute part : être soi est la solution la plus simple. Elle vaut pour toute situation et tout problème, être soi « is beautiful ». Et qu’y a-t-il de plus évident qu’à être soi-même ? De quoi se demander pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ! Quelques uns sont là pour nous le dire et redire : des publicitaires à l’incontournable Jacques Attali avec son dernier ouvrage « devenir soi », grand succès de ventes…

Agence de rencontres 2.0, Meetic pilonne son dernier slogan : « les gens n’attendent que vous, il suffit juste d’être vous-même ». Chez Meetic, on pense même qu’être soi dans la rencontre est un gage pour le futur de la relation. Une analyse devant laquelle on ne peut que s’incliner… Si le message est martelé : être soi, il en masque mieux la question épineuse : qu’est ce « soi » ? Qu’est-ce qu’être soi ? Comment puis-je savoir que je suis moi ?... Jacques Attali est de ces personnes qui ont des avis sur toutes choses. Parfois même des certitudes. Son dernier livre est sans ambigüité : « devenir soi ». Face à la crise, au monde qui dérive et ne cessera de dériver (pronostique-t-il), la seule façon de s’en sortir est de se prendre en main, de devenir soi et de changer le monde. Et l’auteur ne manque pas d’exemples pour nous enjoindre à suivre sa nouvelle prophétie : Gandhi, Jobs, Picasso… Il est certain que ceux là ont contribué à changer le monde et qu’ils se sont pris en main comme le répète Monsieur Attali. Mais des gens qui se prennent en main, c’est tous les jours, ne serait-ce que pour assurer leur existence. Il est possible que Monsieur Attali ne les aperçoive pas… Pour l’enseigne McDonald’s le message est « venez comme vous êtes ». Nous devrions nous estimer heureux d’être reçus chez eux comme « on » est. Et dans le slogan quelque chose se dit en creux : pas besoin d’être quelqu’un d’autre que soi pour se sustenter chez McDo. Fallait y penser. Mais le slogan a aussi son envers, plus obscur : peut-on venir comme on n’est pas ? Si on suit rigoureusement les termes du slogan « venez comme vous êtes », il est alors requis de savoir qui l’on est avant d’entrer chez McDo. On voit que l’introspection devient de facto un préalable nécessaire pour consommer du hamburger façon fast-food. La question surgit de nouveau : saura-t-on jamais qui nous sommes ? Et ne nous le cachons pas, une injonction c’est une prescription, on est censé s’y conformer. Alors il faut que je sois moi-même pour aller chez McDo et donc que je sache qui je suis afin de pouvoir être vraiment moi-même... En première analyse, ce slogan nous installe dans une insoluble contradiction malgré le recours à une poignée de mots d’une grande banalité. Alors qu’il y a dans le slogan un envers : venir comme on est versus venir comme on n’est pas. En somme, le slogan induit qu’il y aurait d’autres lieux (disons restaurants par exemple…) qui impliqueraient pour s’y rendre, de modifier ce que l’on est. En y regardant de plus près, McDo plaide, dans son slogan, pour l’authenticité. Une authenticité par opposition implicite à la sophistication d’autres lieux où il faudrait renoncer à être soi. Suivant cette hypothèse, McDo sort du bois (idéologique) en glorifiant l’authentique et le simple par opposition au culturel ou à l’intellectuel, condamnables par définition puisqu’il s’agit de suspecter à priori ce qui serait trop « civilisé ». Autant dire que McDo lance une attaque frontale à la « sophistication » qui fait notamment d’un restaurant un lieu de culture. A cela, le fast-food oppose et propose l’immédiateté de la pulsion à satisfaire sans ambages et surtout « sans chichi »… Consommation instantanée, satiété immédiate sont envisagées comme plus authentiques, c'est-à-dire plus proches de nous, plus proches de notre vérité. Là où le sophistiqué, le culturel nous en éloigneraient. A suivre ce fil, les « fast-food » ne seraient donc pas un lieu culturel ! Or ne sont-ils pas une face bien visible d’une certaine conception de la civilisation ? Le message de McDo se veut anxiolytique : il porte l’idée d’une vérité humaine déprise des inutiles sophistications de la culture et peut être même de la civilisation. Au-delà de notre diversité, nous serions finalement tous les mêmes comme nous le suggère le message publicitaire. Ces « mêmes » tous simples que McDo sait si bien comprendre, accepter et accueillir, à défaut de bien les nourrir… Le sens d’« I’m loving it » autre slogan fondateur de la marque, à traduire par « c’est tout ce que j’aime » peut dans son ambigüité être entendu comme « je n’aime que ça »… et la boucle est alors bouclée... Voici pour le travail de « déconstruction » du message. Déconstruire c’est s’attacher à questionner les discours et leurs « envers », à redéfinir des sens et significations possibles. L’Homme n’est pas seulement un animal social c'est-à-dire doué et doté de la parole, pour reprendre l’affirmation d’Aristote, il est surtout un être de langage. Ainsi le monde dans lequel nous vivons est un monde de langage et chacun de nous s’y trouve pris, relié et noué. Les évidences demandent toute notre vigilance, il nous faut y regarder à deux fois. Leur apparente naïveté et leurs apparences anodines n’enlèvent rien au message idéologique qui est véhiculé. Alors… Frites ou « potatoes » ?

Éditorial de Philippe Bigot
décembre 2014