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Tabou

Le déficit de communication dans les organisations de travail est une source de difficulté pour l’efficacité du travail et la réalisation des personnes. Ce constat est d’une grande banalité et ce n’est sûrement pas prêt de cesser. C’est sur un tout autre registre que se situe le sujet dit tabou. L’enjeu est l’interdiction, non formulée, mais bien comprise par tous dans l’entreprise : ne pas dire. Il s’agit là du « non-dit » partagé.

Tout le monde le sait, tout le monde y pense, mais en parler « tout haut », c’est rompre le pacte implicite. C’est s’exposer aux représailles dans un contexte où les « demandeurs d’emploi » tendent à demeurer de plus en plus longtemps…. Contrairement à une acception courante, le tabou n’est pas en soi « négatif », il est structurant, il peut être dit et formulé en tant que tel, il pose une limite dont le dépassement est prohibé. À partir des travaux de Levy-Strauss, le passage de la nature à la culture, pour notre espèce, est la conséquence d’un tabou, celui de la prohibition de l’inceste. Le corpus psychanalytique a largement théorisé cette notion, faisant de la prohibition de l’inceste (et le tabou qui l’enserre) le pilier fondateur de la Loi. Mais revenons au monde du travail dans lequel il s’agit moins du tabou fondateur que de nombreux sujets tabous - ceux dont on ne peut parler – et qui commencent à tomber, notamment lorsqu’ils concernent la violence et ses différentes formes morales, psychologiques, sexuelles… Bien que difficiles, ces sujets peuvent potentiellement être abordés dans le champ professionnel ; ceci suppose de dépasser le poids des normes implicites et le silence verrouillé par la honte. Mais le « non-dit » partagé peut concerner bien d’autres questions de l’entreprise. L’exemple de l’éthique est significatif relayé par les contradictions entre le discours sur les valeurs et les actes. Une enquête BVA, menée pour le compte du « Cercle des affaires », montre qu’un salarié sur deux a assisté à un problème éthique dans son entreprise au cours de l’année écoulée. Il ne s’agit pas ici de pointer l’inévitable décalage irréductible pour l’être parlant, entre son discours et ses actes, mais de pointer les contradictions et leurs conséquences lorsque la gouvernance n’agit pas en cohérence, ne pose pas des actes soutenant le discours et les valeurs annoncées. La scène publique en offre également des exemples. A l’heure des chartes qualité et de la quête du sens, si certaines entreprises ont mené sur leurs valeurs un travail de fond avec leurs collaborateurs, d’autres se contentent d’une opération marketing sur ce sujet. En ce cas, il s’agit bien là d’un tabou car pas question, sous peine de se mettre en danger, de dire à haute voix les contradictions, les incongruences, sauf à être le « fou » de l’entreprise comme celui qui avait sa place (très précaire) à la cour de nos rois. Or, le niveau et l’ampleur de la contradiction entre le discours, exigé des collaborateurs et les actions des dirigeants peuvent éclairer les dysfonctionnements parfois importants que rencontre l’entreprise. Plus les contradictions sont flagrantes, plus le « non-dit » est la norme et plus les dysfonctionnements peuvent s’avérer bruyants jusqu’à parfois mettre en cause la santé psychique des personnes. Une entreprise dans laquelle tous les sujets peuvent « être parlés » est sans aucun doute la preuve de sa bonne santé. Tous les sujets « tabous » doivent pouvoir être abordés. L’enjeu est d’instaurer de la « parole », de réduire le « non-dit » à la portion congrue et d’aborder les « tabous » dans le monde professionnel dans l’intérêt bien compris des personnes et des performances économiques. Quelle entreprise, quelle gouvernance ont pu se développer, réussir dans la contradiction de son discours et de ses actes ? Il est urgent d’abroger l’interdit d’inter-dire

Éditorial de Philippe Bigot
octobre 2014