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Penser « l’être ensemble »

La coopération est inscrite dans les gènes de tous les animaux sociaux. Des abeilles aux chimpanzés dont nous savons qu’ils vivent en société. L’être humain vit également en société, mais il l’a produit. Ce n’est pas une nuance mais une radicale différence. Et produire de la société c’est construire un modèle de civilisation…

Qu’il s’agisse des animaux et des hommes, coopérer permet d’accomplir ce qui seul ne peut l’être. A rebours d’un discours dominant et parfaitement idéologique sur la compétition et l’égoïsme, nombreux sont les travaux qui montrent que la tendance à la coopération est tout aussi existante que celle incitant à la compétition. C’est en particulier à cette démonstration qu’est dédiée l’œuvre de Richard Sennett. Dans ses premières publications, il analysait les effets désastreux pour les liens sociaux de la « flexibilité », et de façon anticipatrice l’inhumanité d’un système que la crise violente a dévoilé au grand jour. L’auteur est animé par un projet qui peut s’énoncer dans une simple phrase : faire c’est penser.

Dès lors, ses travaux ne cessent de s’intéresser et de se pencher sur les gestes du quotidien qui, pour Sennett, nous renseignent bien mieux sur les fondements de nos sociétés que l’étude de discours, aussi savants soient-ils. Ainsi donc, la tendance naturelle à la coopération est perfectible. Elle demande pour se réaliser, d’être encouragée et développée, au risque de disparaitre. Dans nos sociétés vouées au culte de la concurrence et où la compétition prévaut sur l’entente et l'intérêt collectif, il est possible que nous finissions par oublier ce qu’être ensemble veut dire; lorsqu’il n’est pas synonyme de repli sur soi ou d’un « nous-contre-eux ». Le monde du travail (mais pas exclusivement) ne valorise pas ou peu les talents nécessaires à une réelle coopération. Voire même, il peut aller jusqu’à les réprimer. Les compétences de la coopération ne sont pas socialement reconnues et cela depuis l’école jusqu’à l’âge adulte. Nombreux sont les récits valorisant la compétition, la réussite d'un seul contre tous - une success story qui s'apparente au fond à un storytelling. S’opposer est une qualité culturellement plus forte que de coopérer. Le monde dans lequel nous vivons, organisé par la concurrence, détisse les relations et abîme la confiance entre les personnes. La fabrication de « moi » radicalement individualiste et par essence « non coopératif » pose une question et un défi pour nos sociétés en perpétuel devenir. L’isolement en est un symptôme collectif significatif. Les travaux de Sennett et de quelques autres font la monstration que la coopération favorise l’adaptation à la complexité et permet d’intégrer le singulier, la différence. En s’engageant du côté de la coopération nous ne faisons pas seulement que combattre l’individualisme, nous plaidons pour un monde ouvert, réellement démocratique et plus juste.

Éditorial de Philippe Bigot
juin 2014